16 Nov 2020

Les « mesures d’ordre intérieur » sont des actes administratifs qui se limitent au fonctionnement interne de l’administration – par exemple l’affectation d’un agent ou bien encore l’organisation ou les modalités d’exécution d’un service public. Pour cette raison, ces décisions bénéficient d’une forme d’immunité juridictionnelle car elles sont considérées par le juge administratif comme des actes « n’affectant pas l’ordonnancement juridique et la situation de leurs destinataires de manière suffisamment immédiate ou grave pour justifier qu’un juge en connaisse » (B. Seiler, Répertoire de contentieux administratif, Dalloz 2020, n° 316).

La pratique révèle cependant que la frontière entre les mesures d’ordre intérieur – qui sont donc insusceptibles de recours – et les décisions faisant grief – qui peuvent à l’inverse faire l’objet d’un recours en annulation – s’avère poreuse.

Il peut en effet arriver que l’administration prenne une décision en pensant, en toute bonne foi, qu’elle concerne uniquement son fonctionnement interne alors qu’elle affecte également les droits des agents ou des usagers.

Dans d’autres hypothèses, une personne publique qui entend prendre une décision irrégulière ou, tout du moins, dont la légalité est hautement discutable peut être tentée de la présenter comme une « mesure d’ordre intérieur ». Tel est le cas des fameuses « sanctions disciplinaires déguisées » où une personne publique tire prétexte d’une mesure d’ordre intérieur – par exemple un changement d’affectation ou une réorganisation interne de ses services – pour sanctionner un agent et se soustraire tant au formalisme d’une procédure disciplinaire qu’au contrôle du juge administratif.

Dans l’un ou l’autre de ces cas, l’objet de ces décisions dépasse le seul fonctionnement interne de l’administration et permet de remettre en question l’immunité juridictionnelle de ces actes.

L’affaire qu’avait à défendre le cabinet devant le tribunal administratif de Caen fournit un nouvel exemple de ces situations où le contrôle opéré par le juge administratif empêche qu’une collectivité ne cède à la tentation d’une utilisation abusive de ces mesures d’ordre intérieur.

En l’occurrence, le tribunal administratif était saisi de la question de savoir si une collectivité pouvait se prévaloir d’une réorganisation de ses services pour procéder au changement d’affectation de l’un de ses agents en raison de son implication dans une campagne électorale.

Agent titulaire de catégorie A, la requérante contestait la légalité de deux arrêtés par lesquels le département de l’Orne, d’une part, avait mis fin à ses fonctions de responsable du protocole auprès du cabinet de la présidence pour l’affecter au pôle sanitaire et social de la collectivité et, d’autre part, avait réduit de plus de 30% le montant de son indemnité de fonctions, de sujétions et d’expertise.

Ce changement de poste était intervenu dans des conditions pour le moins brutales puisque l’agent s’était vu notifier cette nouvelle affectation lors d’une convocation reçue le jour même de son retour de congés, avec une confiscation immédiate de son matériel de travail et sans jamais avoir été informé de l’intention du département de l’affecter à ce nouveau poste pour lequel elle ne justifiait d’aucune compétence particulière.

La justification de cette affectation fournie par la collectivité était celle d’une rupture du « lien de confiance ». Il était en effet reproché à l’agent de s’être impliqué dans la campagne électorale d’un candidat à l’élection sénatoriale partielle de la circonscription de l’Orne alors que la présidence de la collectivité avait fait le choix, en cours de campagne, de soutenir un candidat concurrent.

L’agent se doutait d’autant moins que son implication dans la campagne électorale pourrait lui être reprochée qu’elle en avait préalablement informé la présidence de la collectivité sans qu’aucune objection ne lui soit faite et qu’elle avait pris soin de participer à cette campagne pendant ses congés, à titre bénévole et sans jamais prendre de position publique.

Devant le tribunal administratif, la collectivité va justifier le changement d’affectation de l’agent par une « réorganisation générale des services », motif qui lui permettait de présenter sa décision comme une mesure d’ordre intérieur et d’espérer ainsi que l’immunité juridictionnelle normalement conférée à cette catégorie d’actes conduise le tribunal administratif à juger le recours de l’agent irrecevable.

Dans le prolongement des conclusions de la requérante, le rapporteur public estimera au contraire que les arrêtés contestés ne pouvaient être qualifiés de mesures d’ordre intérieur au motif qu’ils emportaient une perte de rémunération nette mensuelle de 10 % et qu’ils portaient donc atteinte aux droits de l’agent. Circonstances aggravantes pour la collectivité, cette dernière ne rapportait la preuve ni de la réalité de cette fameuse « réorganisation générale des services » dont elle se prévalait ni d’un quelconque comportement fautif de l’agent.

Cette analyse sera d’ailleurs suivie par le tribunal administratif lequel, après avoir rappelé la règle constante selon laquelle « les mesures prises à l’égard d’agents publics qui, compte tenu de leurs effets, ne peuvent être regardées comme leur faisant grief, constituent de simples mesures d’ordre intérieur insusceptibles de recours », va constater, d’une part, que le changement d’affectation contesté a eu des conséquences financières notables pour la requérante et, d’autre part, que la collectivité avait en vérité entendu sanctionner l’agent pour son implication au cours d’une campagne électorale.

Sous l’apparence d’une mesure d’ordre intérieur se dissimulait donc bien une sanction disciplinaire motivée par des raisons politiques.

Dans son jugement n°1803009 du 22 octobre 2020, le tribunal administratif de Caen annule donc tant l’arrêté portant changement d’affectation de l’agent que l’arrêté portant fixation du montant de son indemnité de fonctions, de sujétions et d’expertise. Le tribunal enjoint en outre au président du conseil départemental de l’Orne de réexaminer la situation de l’agent et de procéder au versement rétroactif de la part due de l’indemnité de fonctions, de sujétions et d’expertise dans un délai d’un mois à compter de la notification du jugement.

Jean-Christophe Ménard rejoint le cabinet LOG Avocats comme associé à partir du 1er janvier 2024.

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